La petite espérance de Charles Péguy
La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance
Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout. Cette petite fille espérance.
Immortelle.
Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures. De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne couverts de givre peint. Et avec son bœuf et son âne en bois d’Allemagne.
Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas. Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.
Comme l’étoile a conduit les trois rois du fin fond de l’Orient. Vers le berceau de mon fils.
Ainsi une flamme tremblante.
Elle seule conduira les Vertus et le Monde.
Une flamme percera des ténèbres éternelles.
Le prêtre dit.
Ministre de Dieu le prêtre dit :
Quelles sont les trois vertus théologales ?
L’enfant répond
Les trois vertus théologales sont la Foi, l’Espérance et la Charité.
– Pourquoi la Foi, l’Espérance et la Charité sont- elles appelées vertus théologales ?
– La Foi, l’Espérance et la Charité sont appelées vertus théologales parce qu’elles se rapportent immédiatement à Dieu.
– Qu’est-ce que l’Espérance ?
– L’Espérance est une vertu surnaturelle par laquelle nous attendons de Dieu, avec confiance, sa grâce en ce monde et la gloire éternelle dans l’autre.
– Faites un acte d’Espérance.
– Mon Dieu, j’espère, avec une ferme espérance, que vous me donnerez, par les mérites de Jésus-Christ, votre grâce en ce monde, et si j’observe vos commandements, votre gloire dans l’autre, parce que vous me l’avez promis, et que vous êtes souverainement fidèle dans vos promesses.
On oublie trop, mon enfant, que l’espérance est une vertu, qu’elle est une vertu théologale, et que des trois vertus théologales, elle est peut-être la plus agréable à Dieu.
Qu’elle est assurément la plus difficile, qu’elle est peut-être la seule difficile et que sans doute elle est la plus agréable à Dieu.
La foi va de soi. La foi marche toute seule. Pour croire il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder. Pour ne pas croire il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier.
Se raidir. Se prendre à l’envers, se mettre à l’envers, se remonter. La foi est toute naturelle, toute allante, toute simple, toute venante. Toute bonne venante. Toute belle allante. C’est une bonne femme que l’on connaît, une vieille bonne femme, une bonne vieille paroissienne, une bonne femme de la paroisse, une vieille grand-mère, une bonne paroissienne. Elle nous raconte les histoires de l’ancien temps, qui sont arrivées dans l’ancien temps.
Pour ne pas croire, mon enfant, il faudrait se boucher les yeux et les oreilles. Pour ne pas voir, pour ne pas croire.
La charité va malheureusement de soi. La charité marche toute seule. Pour aimer son prochain il n’y a qu’à se laisser aller, il n’y a qu’à regarder tant de détresse. Pour ne pas aimer son prochain il faudrait se violenter, se torturer, se tourmenter, se contrarier. Sa raidir. Se faire mal. Se dénaturer, se prendre à l’envers, se mettre à l’envers. Se remonter. La charité est toute naturelle, toute jaillissante, toute simple, toute bonne venante. C’est le premier mouvement du cœur. C’est le premier mouvement qui est le bon. La charité est une mère et une sœur.
Pour ne pas aimer son prochain, mon enfant, il faudrait se boucher les yeux et les oreilles. À tant de cris de détresse.
Mais l’espérance ne va pas de soi. L’espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bien heureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande grâce.
C’est la foi qui est facile et de ne pas croire qui serait impossible. C’est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c’est d’espérer qui est difficile.
à voix basse et honteusement
Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation.
La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend pas seulement garde à elle. Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs la petite espérance
S’avance.
Entre ses deux grandes sœurs.
Celle qui est mariée.
Et celle qui est mère.
Et l’on n’a d’attention, le peuple chrétien n’a d’attention que pour les deux grandes sœurs. La première et la dernière.
Qui vont au plus pressé.
Au temps présent.
À l’instant momentané qui passe.
Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs,
n’a de regard que pour les deux grandes sœurs.
Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.
Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va encore à l’école.
Et qui marche.
Perdue entre les jupes de ses sœurs.
Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.
Au milieu.
Entre les deux.
Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.
Les aveugles qui ne voient pas au contraire.
Que c’est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.
Et que sans elle elles ne seraient rien.
Que deux femmes déjà âgées.
Deux femmes d’un certain âge.
Fripées par la vie.
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout. Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.
La Foi voit ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité. L’Espérance voit ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire le futur de l’éternité même.
La Charité aime ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité. Dieu et le prochain.
Comme la Foi voit.
Dieu et la création.
Mais l’Espérance aime ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.
L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.
Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.
Sur la route montante.
Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs, Qui la tiennent pas la main,
La petite espérance.
S’avance.
Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher.
Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle.
Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres.
Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde.
Et qui le traîne.
Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite.
Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912